Tournon d’Agenais, une bastide royale au cœur d’un Sud-Ouest en mutation

19 septembre 2025

Origines et essor des bastides royales : un contexte unique

Dans la seconde moitié du XIII siècle, le Sud-Ouest de la France connaît une transformation urbaine remarquable : l’émergence des bastides, ces "villes nouvelles" conçues pour organiser et valoriser des territoires encore instables après la Croisade contre les Albigeois (1209-1229). Entre 1222 et 1373, chercheurs et historiens estiment que plus de 500 bastides voient le jour en Gascogne, Guyenne et Languedoc (Annales, 1955).

Le terme "bastide" désigne des communautés fondées selon une charte précise, souvent par des seigneurs locaux ou royaux (notamment les rois anglais et français, à l’époque où le Sud-Ouest oscille entre leurs influences), et qui bénéficient d'avantages fiscaux et administratifs. Si certaines bastides sont ecclésiastiques ou "princières", la dénomination de bastides "royales" distingue celles dont la fondation est impulsée et structurée directement par la couronne, plus spécifiquement (dans le cas du Sud-Ouest) par la royauté anglaise qui contrôle Aquitaine et Gascogne depuis le XII siècle.

  • En Lot-et-Garonne, plus d’une trentaine de bastides sont recensées, dont Monflanquin (1256), Villeréal (1265) et Tournon-d’Agenais.
  • Cette politique urbaine est aussi une réponse à la nécessité de pacifier, exploiter et contrôler efficacement des territoires récemment conquis ou déstabilisés.

La fondation de la bastide de Tournon d’Agenais

Tournon d’Agenais s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. La bastide est fondée en 1271 par le sénéchal Eustache de Beaumarchais, sous l’autorité d’Alphonse de Poitiers, frère de Saint-Louis (Louis IX), alors comte de Toulouse et représentant du pouvoir royal capétien. Ce choix n’est pas anodin : il intervient en contexte de forte rivalité avec les Plantagenêts, dynastie qui règne alors sur l’Angleterre et revendique des droits sur l’Aquitaine.

La charte de Tournon d’Agenais (hélas non préservée, mais mentionnée dans plusieurs relevés du XVIII siècle) accorde aux habitants un certain nombre de franchises — protection contre l’arbitraire seigneurial, possibilité de marchés et développement artisanal, mais en échange, une fidélité inconditionnelle au monarque. Il s’agit donc d’un outil politique, autant qu’économique ou urbanistique.

  • Date de fondation : 1271
  • Fondateur officiel : Eustache de Beaumarchais, sénéchal du roi
  • Statut : Bastide royale (charte accordée par Alphonse de Poitiers pour la couronne capétienne)
  • Rôle : Place stratégique sur une butte dominant la vallée du Boudouyssou, au carrefour des routes commerciales et chemins de pèlerinage

Architecture et plan : l’esprit des bastides royales dans l’urbanisme

Une spécificité majeure des bastides royales réside dans leur plan : souvent "en damier", structuré par un quadrillage de rues perpendiculaires facilitant la circulation et l’administration. Tournon d’Agenais en est une illustration exemplaire : la place centrale (la place des cornières), bordée d’arcades, reste le cœur vivant, destiné à accueillir le marché, point de rencontre social et économique.

  • Le réseau de ruelles convergeant vers la place démontre une réflexion rationnelle sur l’espace urbain, loin du désordre médiéval des villages antérieurs.
  • La présence d’une halle au centre, espace ouvert réservé au commerce, demeure caractéristique : à Tournon-d’Agenais, une tour de l’horloge du XIII siècle rappelle encore cette organisation initiale.

Autre point marquant : la construction sur une butte, typique de certaines bastides pour profiter d’un site défensif. À Tournon-d’Agenais, cet emplacement donne un point de vue spectaculaire sur la vallée du Lot, mais aussi une position stratégique pour contrôler le passage vers le Quercy.

Les bastides royales : entre enjeux politiques et réalités quotidiennes

Si Tournon-d’Agenais incarne le modèle bastidaire royal, c’est aussi parce que sa création ne répond pas seulement à des objectifs de peuplement ou d’organisation rationnelle. Elle permet de renforcer la présence capétienne et de contenir les ambitions anglaises sur la région. Ce dispositif s’inscrit dans un contexte de tensions toujours vives, comme en témoignent la Guerre de Cent Ans (1337-1453) et les incursions régulières des troupes adverses dans le Lot-et-Garonne.

Quelques éléments illustrant ce rôle :

  • Système de défense : Fortifications, portes fortifiées et chemin de ronde protègent la bastide jusqu’au XVII siècle. Après 1453, nombre de ces dispositifs sont transformés, mais on retrouve encore des vestiges dans le bâti actuel.
  • Autonomie politique : L’octroi de franchises donne à la communauté locale une marge de manœuvre, préfigurant l’essor du municipalité moderne.

Le recouvrement fiscal et la gestion des terres (prélevés directement pour le compte du roi ou de son représentant local) s’effectuent selon des modalités dont la transparence encourage la fidélisation de la population. La bastide devient un modèle d'organisation voué à rayonner dans la région.

Comparaison avec d’autres bastides royales du Sud-Ouest

Pour saisir la place exacte de Tournon-d’Agenais, il est utile de la comparer à d'autres bastides royales créées dans un laps de temps similaire et dans le même foyer géographique :

Bastide Date Fondateur Particularité
Monflanquin 1256 Alphonse de Poitiers (roi) Plan damier parfait, vaste place centrale carrée
Villeréal 1265 Alphonse de Poitiers (roi) Halle avec piliers en bois, fortifications initiales disparues
Tournon d’Agenais 1271 Eustache de Beaumarchais (pour Alphonse de Poitiers) Bastide sur butte, horloge unique du XIII s.
Boulogne-sur-Gesse 1285 Philippe III (roi de France) Place centrale elliptique

Ce tableau illustre la diversité des plans, le rôle des intendants royaux (sénéchaux, baillis) et les innovations qui permettent d’adapter le modèle bastidaire aux contraintes topographiques locales.

Influence et héritage : ce que révèle Tournon d’Agenais aujourd’hui

L’héritage de cette fondation royale est toujours tangible : la trame originelle, les arcades de la place centrale, la tour de l’horloge et différents vestiges de fortifications font de Tournon-d’Agenais un exemple très lisible du modèle de bastide. D’ailleurs, le village fait partie du Réseau des Bastides (bastides37.fr), qui valorise ce patrimoine unique.

Quelques anecdotes et chiffres :

  • La tour de l’horloge de Tournon-d’Agenais, dotée d’un système à marteau frappant la cloche, est mentionnée dès le XIII siècle : elle signale la vie commerciale de la place, rythmant la vie urbaine jusque dans les siècles suivants (source : Archives départementales du Lot-et-Garonne).
  • On estime que la population de la bastide ne dépassait pas 800 habitants au Moyen Âge, autour de la place centrale et dans les quartiers périphériques.
  • Au XIX siècle, la halle d’origine a laissé la place à de nouveaux bâtiments, mais le tracé général reste inchangé et témoigne de cette structuration méthodique.

L’esprit de la bastide se perçoit toujours dans la dynamique locale : marchés hebdomadaires, festivals d’été, fêtes médiévales — autant d’événements qui s’inscrivent dans le sillage de l’histoire communale.

Un modèle toujours vivant et des traces à explorer

Au gré des ruelles, la bastide de Tournon d’Agenais incarne la pérennité d’un modèle urbain né au temps des rivalités royales entre France et Angleterre, à une époque où il fallait tout autant affermir le contrôle du territoire qu’offrir un cadre de vie attractif. Elle reste un témoin privilégié de cette "révolution tranquille" de l’urbanisme et du développement rural au XIII siècle.

Découvrir Tournon d’Agenais, c’est saisir comment le passé des bastides royales irrigue encore la vie du village : chacun de ses éléments patrimoniaux — la place, les arcades, l’église Saint-André (dont la construction a suivi de près la fondation de la bastide), les paysages en terrasses autour — raconte une histoire de coexistence entre innovation politique, besoins quotidiens et esthétique partagée. Un patrimoine vivant, à explorer aussi bien pour comprendre l’histoire du Lot-et-Garonne que pour goûter à la douceur d’une bastide fidèle à ses racines.

Sources :

  • Annales, 1955, "Les bastides du Sud-Ouest"
  • Archives départementales du Lot-et-Garonne
  • G. Roques, "La bastide en Lot-et-Garonne", Presses universitaires du Mirail, 1996
  • Réseau des Bastides : https://www.bastides37.fr/
  • Ministère de la Culture, base Mérimée

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