Tournon-d’Agenais : Au cœur de l’esprit bastide du Sud-Ouest

1 septembre 2025

Comprendre la bastide : une invention médiévale au service de l’urbanisme

Les bastides, qui parsèment le Sud-Ouest de la France, sont souvent considérées comme de simples villages charmants, mais leur histoire, leur planification et leur fonction sont bien plus complexes et riches que cela. La période s’étend principalement entre 1222 et 1373, un siècle et demi durant lequel environ 400 bastides furent fondées, principalement dans les actuels départements du Lot-et-Garonne, de la Dordogne, du Gers et de la Haute-Garonne (Larousse).

Le terme « bastide » vient de l’occitan « bastida », signifiant construction, mais il a évolué pour désigner ces villes nouvelles, créées à la fois pour structurer les territoires et favoriser leur dynamisme économique et humain. Ces véritables laboratoires d’urbanisme témoignent d’une modernité étonnante pour le Moyen Âge.

Les caractéristiques distinctives des bastides

La singularité d’une bastide ne tient pas seulement à sa fonction de « ville neuve », mais aussi à un ensemble de caractéristiques précises, pensées pour répondre à des enjeux militaires, économiques et sociaux très concrets. Voici les éléments-clés que l’on retrouve dans la majorité des bastides :

  • Un plan orthogonal : Les rues se croisent à angle droit, organisées autour d’une place centrale ; ce quadrillage urbain marque une rupture avec les villages spontanés antérieurs.
  • Une place du marché : Au cœur de la bastide, elle favorise l’activité commerciale et la vie sociale. Elle est souvent entourée de galeries ou « couverts ».
  • Des parcelles égalitaires : Les lots, appelés « casales », sont souvent de taille similaire et attribués aux colons, garantissant l’équité dans le partage des terres bâties.
  • Un système de chartes de privilèges : Les habitants bénéficient de droits distincts (exemption de taxes, autonomie juridique, etc.), inscrits dans une charte. C’est un moteur d’attractivité face à la domination féodale.
  • Des enclaves défensives : Fortifications, portes fortifiées et tours protègent l’accès à la bastide.
  • Un essor démographique rapide : Attirés par les avantages fiscaux et la protection, de nombreux colons affluent dès la fondation.

Ce dispositif urbain répond à la fois à des contraintes du XIII siècle – insécurité, luttes féodales, rivalités franco-anglaises (notamment pendant la Guerre de Cent Ans) – et à la volonté d’encadrer une dynamique commerciale en plein essor.

Tournon-d’Agenais, une bastide fondée dans un contexte stratégique

Tournon-d’Agenais ne déroge pas à la règle. Fondée en 1271 par le roi Philippe III le Hardi, elle s’inscrit pleinement dans cette vague de créations d’« oppida nova ». Sa position dominante, à 220 mètres d’altitude sur un éperon rocheux surplombant la vallée de la Séoune, en fait un site défensif et d’observation sans égal dans la région (Fumel Vallée du Lot Tourisme).

  • Date de création : 1271
  • Fondateur : Philippe III le Hardi
  • Altitude : 220 mètres
  • Plan : Orthogonal, avec une place centrale remarquable
  • Population actuelle (2024) : environ 750 habitants

Un contexte tendu entre puissances rivales

La fondation de Tournon-d’Agenais survient dans une période de compétition intense entre les royaumes de France et d’Angleterre pour le contrôle du Sud-Ouest. Les bastides représentent des instruments directs de l’autorité royale, en réaction aux pouvoirs seigneuriaux. À Tournon-d’Agenais, la charte octroyée garantit des libertés précieuses, notamment le droit de marché hebdomadaire et diverses franchises fiscales.

Le plan urbain exemplaire de Tournon-d’Agenais

Une promenade à travers la bastide met tout de suite en évidence la rationalité et la simplicité du plan d’origine :

  • Place des Arcades : Le cœur du village, parfaitement rectangulaire, bordé de couverts en pierre sur trois côtés, dignes des plus célèbres bastides comme Monpazier ou Villeréal.
  • Rues rectilignes : Elles découpent le tissu urbain en îlots de taille équivalente, assurant une circulation facile et une répartition régulière de l’espace bâti.
  • Halles et bâtiments publics : Une ancienne halle couverte en pierre, remplacée par la suite, servait de lieu de pesage et d’échanges. Aujourd’hui, la mairie trône face à l’église, sur la place centrale.
  • Remparts et portes fortifiées : Certaines portions restent visibles ou aisément identifiables, malgré les évolutions et destructions successives.

Ce quadrillage soigné traduit la recherche d’ordre et de sécurité, cherchant à répondre aux craintes médiévales tout en assurant un développement commercial efficace.

La vie au sein de la bastide : économie, échanges et innovations sociales

Le dynamisme d’une bastide se mesure à la vitalité de son marché, aux réseaux de chemins qui convergent vers la place centrale, et à l’organisation communautaire fondée sur des chartes. À Tournon-d’Agenais, le marché hebdomadaire – encore aujourd’hui bien vivant tous les dimanches matin – trouve ses racines dans cette tradition médiévale.

  • Droit de marché : Accordé dès la fondation, il attire les producteurs et clients de toute la région.
  • Foisonnement artisanal : Les artisans – forgerons, tanneurs, potiers – s’installent aux abords de la place et participent à la prospérité locale.
  • Rôle de la halle : Espace central d’échanges, elle symbolise la sociabilité urbaine de la bastide.

L’autre originalité, moins visible mais toute aussi importante, concerne l’autonomie progressive de la gouvernance municipale : les habitants élisent leurs consuls, responsables de l’organisation locale (Persée), un acte rare pour l’époque.

Patrimoine bâti : entre héritage médiéval et modernité

Tournon-d’Agenais recèle plusieurs édifices remarquables qui témoignent de la richesse de son patrimoine et de l’adaptation constante du tissu urbain :

  • L’église Saint-André : De dimensions modestes mais à l’architecture épurée, elle fut largement reconstruite à partir du XVII siècle après les guerres de Religion qui ont profondément marqué la ville.
  • La Tour de l’Horloge : Vestige de l’enceinte fortifiée, elle porte un curieux cadran lunaire, unique dans le département, installé à la fin du XIX siècle pour permettre aux agriculteurs de suivre les cycles lunaires – précieux pour les semailles et la moisson.
  • Maisons médiévales et hôtels particuliers : En pierre blonde du Quercy, créant des rues harmonieuses ponctuées de linteaux sculptés et de fenêtres gothiques.
  • Ancienne synagogue et tradition de tolérance : Fait rare pour les bastides, Tournon-d’Agenais a accueilli une communauté juive active au Moyen Âge, preuve de son ouverture et de son rôle de pôle commercial régional (Mémoires des hommes).

Bastide, mais aussi citoyenneté et douceur de vivre

Si Tournon-d’Agenais incarne si bien l’idéal de la bastide, c’est aussi parce qu’elle a su conserver, au fil des siècles, le goût du collectif, de la convivialité et du rapport direct à la nature. Les bastides furent des modèles précoces de vie urbaine harmonieuse : accès équitable à la terre, mode de gouvernance participatif, espaces publics généreux, diversité sociale (nobles, paysans, artisans, commerçants). Cet héritage subsiste encore aujourd’hui dans la vitalité des associations locales, le maintien de festivités sur la place des Arcades, et la capacité du village à accueillir de nouveaux habitants sans perdre son identité.

De nombreuses manifestations animent la place et les rues – marchés gourmands l’été, brocantes, concerts dans l’église ou sous la halle, autant de clins d’œil modernes à la vocation médiévale de la bastide. La douceur de vivre se perçoit dans le panorama que l’on découvre depuis les remparts, au-dessus des coteaux du Lot, et dans ce sentiment de communauté qui fait écho à la charte de 1271.

Zoom sur quelques bastides voisines et l’exemplarité de Tournon-d’Agenais

Le Lot-et-Garonne compte plus d’une trentaine de bastides, de Villeneuve-sur-Lot à Monflanquin, en passant par Villeréal ou Castillonnès. Chacune présente ses spécificités : certaines sont « à plan régulier », d’autres non ; quelques-unes ont conservé leurs fossés, d’autres sont devenues de paisibles bastides sans défenses.

Tournon-d’Agenais, elle, se distingue notamment par :

  • La préservation très lisible de son plan orthogonal et de sa place centrale.
  • Son emplacement naturel spectaculaire, dominant le paysage environnant.
  • La richesse de son patrimoine, notamment la Tour de l’Horloge et la tradition d’accueil communautaire multiconfessionnelle.
  • La continuité historique de ses marchés et de sa vie associative.

Elle représente ainsi un modèle quasi complet de bastide, à la fois témoin du passé médiéval et acteur du présent rural.

L’héritage vivant de la bastide, entre mémoire et modernité

Les bastides ne se résument ni à une forme urbaine, ni à une architecture figée. Elles sont, comme Tournon-d’Agenais le prouve au quotidien, le creuset d’une expérience sociale et humaine singulière, née d’un rêve médiéval d’équilibre, de justice et de prospérité.

En déambulant aujourd’hui place des Arcades, on ne traverse pas seulement un décor d’histoire, mais un espace qui continue d’inventer son avenir. Le caractère exemplaire de Tournon-d’Agenais tient à sa fidélité à l’esprit bastide, fait de partage, d’ouverture et d’enracinement. Un véritable laboratoire, hier comme aujourd’hui, du « bien-vivre ensemble » occitan.

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