Bastides : centres névralgiques de la vie économique et sociale au Moyen Âge

28 septembre 2025

Un phénomène architectural et humain du Sud-Ouest

Les bastides, au cœur du Sud-Ouest de la France, incarnent bien plus qu’un réseau de villages médiévaux. Entre le XIII et le XIV siècle, près de 500 bastides voient le jour, dont une grande majorité dans les actuels départements de la Gascogne, du Lot, du Tarn, de la Dordogne et du Lot-et-Garonne (source : bastides.fr). Tournon-d’Agenais, fondée en 1271 par Philippe III le Hardi, s’inscrit parfaitement dans cette dynamique.

Contrairement à l’image figée du “village figé sur un piton”, la bastide est un projet pensé, rationalisé, et avant tout socialement novateur. Ses acteurs sont nombreux : seigneurs, rois de France et d’Angleterre, mais aussi abbés et ordres religieux, chacun ayant des intérêts économiques, politiques, stratégiques ou religieux bien distincts.

Les principales fonctions économiques des bastides

Des marchés réguliers et planifiés

  • Le marché hebdomadaire : Véritable colonne vertébrale de la bastide, le marché s’y tient chaque semaine, générant un dynamisme commercial inédit pour l’époque. Les jours de marché, la population d’une bastide pouvait tripler, la halle centrale et les arcades accueillant paysans, artisans et négociants venus parfois de plusieurs dizaines de kilomètres (source : FranceArchives).
  • La foire annuelle ou biannuelle : Événement majeur, rassemblant des marchands d’une région tout entière, voire au-delà. Ces foires étaient parfois soutenues par des franchises fiscales (exonération de taxes pendant plusieurs années pour encourager le peuplement et l’activité).

Un urbanisme au service du commerce

Le plan en damier typique des bastides, autour d’une grande place centrale largement ouverte, n’est pas anodin. Il facilite la circulation des biens et des personnes, optimise la tenue des marchés et foires et permet une surveillance accrue par le pouvoir local.

  • La halle couverte, souvent en bois sur colonnes de pierre, constitue un abri pour les marchands face aux caprices du temps. À Tournon, la halle présente encore aujourd’hui ses anciennes mesures à grains taillées dans la pierre, vestiges d’un commerce normé et contrôlé dès le Moyen Âge.
  • Des rues larges et rectilignes : Elles permettent la circulation facile des charrettes, et favorisent l’activité artisanale en installant ateliers et boutiques au rez-de-chaussée, les habitations occupant l’étage.

Attirer et fixer une nouvelle population

La création d’une bastide répond aussi à la nécessité de repeupler des régions dévastées par les guerres ou la peste, ou encore de sécuriser un territoire stratégique parfois contesté entre le roi de France, le roi d’Angleterre ou de grands seigneurs locaux. Les bastides proposent, dans la charte dite “paréage”, des franchises fiscales importantes : terrain offert ou vendu à bas prix, exemption d’impôts pour plusieurs années, liberté individuelle. Autant d’arguments économiques majeurs pour les paysans ou artisans en quête d’une vie meilleure.

  • Un chiffre marquant : En moyenne, 30 à 40 % de la population d’une bastide est constituée de nouveaux venus dans les premières décennies (source : Philippe Charron, historien des bastides).

Un bouleversement social : communautés, libertés et organisation municipale

La naissance d’une citoyenneté rurale

L’une des innovations majeures des bastides réside dans l’introduction d’un modèle municipal inspiré des libres communes italiennes ou espagnoles. Les habitants accèdent rapidement à une relative autonomie avec la gestion des affaires locales par un conseil, souvent dirigé par des , élus parmi les notables. Cette participation citoyenne à l’échelle locale est exceptionnelle pour l’époque.

  • Un exemple étonnant : Dès 1287, à Monflanquin, la charte d’établissement précise les droits des consuls, de la police et l’organisation des élections annuelles.

Des libertés individuelles garanties

  • Les habitants de bastides bénéficient de la libre circulation et échappent en grande partie à la servitude féodale, sous réserve de respecter les règles de la charte fondatrice.
  • Les femmes jouent un rôle plus visible dans l’artisanat, le commerce et même la gestion domestique, plusieurs contrats et actes notariés attestant de leur participation aux transactions locales (source : Histoire urbaine, CAIRN).

Les bastides, moteur d’innovation et de coexistence

Un espace d’échanges et de rencontres culturelles

Les bastides, au carrefour de plusieurs territoires et influences, facilitent les contacts entre communautés : chrétiens, juifs (souvent actifs dans le prêt, le négoce), et parfois même musulmans (notamment artisans ou commerçants itinérants du Sud). Ce brassage favorise l’émergence de pratiques économiques et sociales nouvelles.

  • À Tournon-d’Agenais comme ailleurs, certains actes des XIV et XV siècles mentionnent des marchands limousins (tanneurs, drapiers), des juifs bordelais et des marchands tolosans venus s’installer dans la bastide.

Développement des métiers et spécialisation artisanale

L’apport principal des bastides au tissu local est la diversification du travail. Outre les activités agricoles traditionnelles, le commerce permet l'essor de métiers nouveaux :

  • Drapiers, tisserands et tailleurs,
  • Forgerons, potiers, tonneliers (activité viticole autour de Tournon),
  • Marchands d’épices et importateurs d’objets raffinés,
  • Notaires et changeurs.

À la fin du XIII siècle, on recense dans certaines bastides environ un tiers d’artisans et commerçants contre seulement 10 à 15 % dans les campagnes environnantes (source : J.-L. Laffont, “Bastides, naissance d’un paysage urbain médiéval”, Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine).

Structures éducatives, religieuses et hospitalières

Le schéma type de la bastide prévoit systématiquement la construction rapide d’une église, d’un presbytère, parfois d’un collège ou d’un hôpital. À Monpazier comme à Tournon-d’Agenais, la présence d’un “hôpital” (souvent simple hospice) dès le XIV siècle témoigne d’une volonté d’organiser la solidarité locale.

Une place stratégique dans les grands réseaux d’échanges du Moyen Âge

Les bastides, relais de l’économie régionale

Installées à proximité des voies médiévales, des fleuves et rivières (comme le Lot), les bastides bénéficient immédiatement du commerce du vin, du sel, du blé mais aussi des produits manufacturés venus de Toulouse, Bordeaux, Agen ou Cahors. Les portages sur le Lot dynamisent ainsi l’économie locale.

  • À la fin du XIV siècle, la production de vin et de blé autour de Tournon-d’Agenais pour approvisionner Bordeaux contribue à la prospérité locale (source : Archives départementales du Lot-et-Garonne).
  • Les chartes de création de bastides mentionnent régulièrement le droit de pontonage (péage sur les ponts), preuve de l’importance des échanges.

Un outil de contrôle politique et fiscal

La multiplication des bastides est aussi un moyen de maîtriser l’espace politique : fixer une administration, contrôler la levée des taxes, afficher la présence royale ou seigneuriale sur le territoire. La bastide fonctionne comme relais de la fiscalité : les droits de marché, d’octroi, de passage, rapportent des revenus indispensables à la puissance fondatrice (roi, abbé, seigneur).

Les bastides aujourd’hui : entre patrimoine vivant et héritage du Moyen Âge

La structure unique des bastides, leur plan étudié, la vie communautaire encore visible dans les fêtes et marchés locaux, témoignent de la modernité du concept. Caractéristique rare des bastides : la permanence de la place centrale, du marché hebdomadaire et de la fonction municipale de la halle.

  • Les fêtes médiévales et marchés gourmands perpétuent la convivialité et l’esprit d’échange hérités du Moyen Âge.
  • Le patrimoine bâti – églises gothiques, remparts, puits couverts, halles monumentales – lie aujourd’hui encore vie quotidienne et mémoire médiévale.
  • Les bastides constituent un sujet d’étude majeur pour les historiens de l’urbanisme (voir les travaux de Jean-François Soulet, Université de Toulouse II).

Perspectives pour mieux comprendre l’histoire locale

Explorer l’histoire des bastides, c'est saisir comment, en quelques décennies, la société médiévale a renouvelé ses formes de vie et d’organisation. Les bastides témoignent de la capacité des hommes du XIII siècle à inventer des solutions sociales, économiques et territoriales face aux défis de leur temps. Qu’il s’agisse de réformer la fiscalité, de fixer les populations ou de multiplier les opportunités de commerce, ces “villes nouvelles” restent un modèle de modernité, dont l’empreinte demeure bien vivante dans le Lot-et-Garonne.

Pour aller plus loin : la visite in situ, la lecture des archives communales ou la participation à la vie locale lors des marchés et fêtes offrent autant d’occasions de ressentir la force de cet héritage, et de mieux comprendre la place singulière qu’occupe Tournon-d’Agenais dans le réseau des bastides.

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