Bastides du Lot-et-Garonne : Un modèle unique parmi les bastides françaises

24 septembre 2025

Une invention médiévale : Origines et essor des bastides

Parmi les villes nouvelles apparues au Moyen Âge, les bastides du Sud-Ouest occupent une place à part. Apparues à la fin du XIII siècle, leur fondation résulte d’enjeux à la fois géopolitiques, économiques et sociaux propres à leur époque. Le terme « bastide », issu du gascon « bastida » signifiant « construction », désigne ces ensembles urbains planifiés, dotés d’une charte de privilèges (la charte de coutumes) et d’un plan régulier. Si le Lot-et-Garonne demeure emblématique, la bastide a essaimé dans différentes régions : Gascogne, Guyenne, Languedoc, Armagnac, Comté de Foix, mais aussi en Provence et dans le Sud du Massif central.

Entre 1229 et 1373, plus de 700 bastides voient le jour dans le Sud-Ouest, dont près d’une cinquantaine en Lot-et-Garonne (source : Annales du Midi). Si elles partagent certaines caractéristiques communes, des différences notables apparaissent entre les bastides du Lot-et-Garonne et celles d’ailleurs, qu’elles relèvent de la trame urbaine, l’architecture, la fonction ou encore la place dans le territoire.

Un plan urbain qui ne se ressemble jamais tout à fait

Le « plan en damier » : une spécificité perfectionnée en Lot-et-Garonne

Les bastides sont réputées pour leur plan géométrique : un réseau de rues se coupant à angle droit, organisant des îlots réguliers autour d’une place centrale. Mais la régularité du plan varie selon les régions.

  • En Lot-et-Garonne : Le plan en damier atteint une rigueur rarement égalée. Des bastides comme Tournon-d’Agenais, Monflanquin ou Villeréal présentent une trame orthogonale parfaitement lisible, souvent citée en exemple par les historiens de l’urbanisme.
  • En Gascogne et en Languedoc : On observe plus d’adaptations au relief, et souvent des plans plus irréguliers. À Cordes-sur-Ciel (Tarn), par exemple, la ville suit les courbes du relief, donnant des îlots trapézoïdaux.
  • Dans le Sud du Massif central : Les pentes plus fortes imposent des tracés sinueux, où le plan en damier laisse place à un urbanisme d’ajustement. La place centrale est alors parfois décentrée ou morcelée (Annales du Midi).

La place centrale couverte : l’exception lot-et-garonnaise

Au cœur de la bastide, la place publique est omniprésente, mais sa forme et son usage changent selon les régions.

  • Lot-et-Garonne : Véritable signe distinctif, la halle couverte trône sur la place, comme à Villeréal, où l’édifice du XIII siècle existe toujours. Ce modèle, où la halle est isolée au centre de la place, est plus rare ailleurs.
  • D’autres régions : En Gascogne et en Languedoc, la halle est souvent accolée à l’une des façades, voire inexistante, remplacée par un simple espace ouvert. La notion de « place de la halle » n’est donc pas universelle.

Bastides du Lot-et-Garonne : une empreinte anglaise et française à la fois

L’histoire du Lot-et-Garonne, situé sur une zone-frontière aux XIII et XIV siècles, confère une originalité remarquable à ses bastides. La moitié d’entre elles sont fondées sous contrôle anglais (plantagenêt) ou sous double autorité franco-anglaise.

  • Mixité des pouvoirs : On retrouve ainsi des bastides où la charte de fondation est signée conjointement par le représentant du roi de France et le roi d’Angleterre, comme Monflanquin en 1256. Ce mélange de juridiction influence l’organisation urbaine mais aussi la vie locale (source : CNRS).
  • Dans d’autres régions, telles que le Tarn, la bastide relève généralement d’une seule autorité, ecclésiastique ou seigneuriale (France 3 Occitanie).

Archétype architectural et matériaux : l’empreinte du terroir lot-et-garonnais

La pierre blonde et les colombages

Le paysage bâti des bastides en Lot-et-Garonne révèle l’usage massif de la pierre blonde locale. Ce matériau, lumineux, donne à l’ensemble une unité visuelle rare. Dans plusieurs bastides, on retrouve également des maisons à encorbellement ou à pans de bois pour les étages supérieurs, notamment sur la place centrale.

  • Lot-et-Garonne : La place de la pierre trouve peu d’équivalents dans le Sud-Ouest, hormis dans certains coins du Tarn-et-Garonne. La halle de Villeréal est un exceptionnel exemple de charpente médiévale encore en usage.
  • Périgord et Quercy : On note davantage l’usage du calcaire blanc (Bergerac) ou du grès, mais peu de bois, sauf exceptions.
  • Gascogne : On observe plutôt le torchis et le bois, tandis que la tuile canal apparaît en toiture.

Le cas des « arcades » ou couverts

Un des marqueurs que l’on retrouve dans presque toutes les bastides lot-et-garonnaises est la présence d’arcades ouvertes (« couverts ») autour de la place. Elles abritent les commerces et protègent des intempéries. Cela n’a rien d’automatique dans d’autres régions.

  • À Tournon-d’Agenais, ces arcades subsistent, même si une partie a disparu au fil des réaménagements du village.
  • En Armagnac ou en Comminges, les couverts sont bien moins fréquents ; parfois, la place en est totalement dépourvue.

Fonctions, vie sociale et économique : le génie lot-et-garonnais

Organisation sociale et statut des habitants

Les bastides naissent d’un désir d’attirer des populations avec la promesse de franchises : exemption de corvées et de taxes, autogestion, accès à un marché régulier. Mais la charte de coutumes lot-et-garonnaise se distingue souvent par sa précision et son ouverture.

  • La charte de Tournon-d’Agenais (1271), reprise par d’autres bastides du Lot-et-Garonne, prévoit l’égalité de statut entre les habitants, une administration municipale élue (les jurats) et la tenue de foires, attirant ainsi une diversité sociale peu courante ailleurs (source : Gallica — charte de Tournon).
  • Dans d’autres régions, la charte est moins avantageuse : à Sauveterre-de-Comminges, par exemple, l’emprise seigneuriale reste forte et la collectivité ne profite que partiellement de ses libertés.

Marché et innovation économique

La densité des marchés dans le Lot-et-Garonne est considérable : presque chaque bastide possède — ou a possédé — son marché hebdomadaire sous la halle.

  • Au XIV siècle, sur une superficie actuelle de 5 361 km², on compte plus de 40 bastides dans le Lot-et-Garonne, soit une bastide tous les 134 km² en moyenne (contre 1 pour 190 km² dans la Haute-Garonne, par exemple).
  • Cette concentration explique l’ancrage de la tradition commerciale, tandis que dans le Lauragais ou le Rouergue, les bastides restent parfois plus isolées les unes des autres.

La dimension stratégique : l’art de contrôler le territoire

Le Sud-Ouest est une région de frontière au Moyen Âge. Les bastides du Lot-et-Garonne remplissent ainsi une double mission : asseoir la puissance du suzerain et contrôler les axes de passage.

  • Dès 1250, des bastides telles que Villeneuve-sur-Lot ou Tournon-d’Agenais sont fondées sur les reliefs pour dominer la plaine et surveiller la vallée du Lot, là où les bastides du Languedoc, plus proches des axes commerciaux, privilégient des implantations suivant les routes existantes.
  • On note ainsi que la plupart des bastides lot-et-garonnaises sont perchées ou adossées à une butte, cherchant le point de vue et l’avantage défensif. Ce choix contraste avec les bastides du Gers ou de la Bigorre, souvent situées sur des terres planes (Inventaire Aquitaine).

Un patrimoine vivant : transmission et valorisation aujourd’hui

Préservation et tourisme

Si un patrimoine bastidaire se retrouve tout au long du Sud-Ouest, celui du Lot-et-Garonne bénéficie aujourd’hui d’un effort de valorisation remarquable. Plusieurs villages sont classés « Plus Beaux Villages de France » (ex. Monflanquin, Pujols) et les parcours de découverte sont nombreux.

  • Le département a mis en place un circuit des bastides, favorisant la visite d’une quinzaine de sites emblématiques.
  • La rénovation du patrimoine immobilier, avec l’aide des architectes des Bâtiments de France, contribue à maintenir la qualité architecturale des places, halles et maisons à arcades.

Événementiel et convivialité

Peu de régions mettent autant l’accent sur la vie locale retrouvée des bastides que le Lot-et-Garonne : marchés nocturnes, fêtes médiévales, randonnées thématiques et découvertes culinaires rythment les saisons dans de nombreux bourgs.

  • Initiative originale, certains villages proposent aujourd’hui des « clés de la bastide », invitant le visiteur à ouvrir symboliquement les portes d’un patrimoine vivant.

Perspectives sur l’identité bastidaire

Comparer les bastides lot-et-garonnaises à celles d’autres régions, c’est révéler une alchimie entre organisation rigoureuse, patrimoine architectural préservé, histoire de mixité politique et tradition commerciale ininterrompue. Leur plan quadrillé, leur marché, leurs arcades et leur capacité à valoriser le collectif tissent un tissu urbain et social dense, plein de vie. Alors que chaque région a laissé sa marque, le Lot-et-Garonne incarne sans doute la quintessence du modèle bastidaire, dont l’héritage se prolonge dans l’identité actuelle de ses villages. Un terrain de découverte idéal, entre histoire, patrimoine et douceur de vivre.

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