La place des Cornières à Tournon-d’Agenais : le cœur battant d’une bastide médiévale

15 octobre 2025

L’art de la bastide : au commencement était la place

Tournon-d’Agenais, nichée sur son promontoire du Lot-et-Garonne, conserve encore aujourd’hui les traits distinctifs de la "bastide", ce type de ville nouvelle née au XIII siècle dans le Sud-Ouest. Au centre de cette organisation urbaine, la place des Cornières s’impose, exemple éclatant de l’architecture médiévale et du projet social voulu lors de la fondation des bastides. Mais pourquoi la place des Cornières symbolise-t-elle si bien l’esprit des bastides, et que nous dit-elle sur l’art de construire, d’habiter et de commercer au Moyen Âge ?

La géométrie et l’équilibre : construction et organisation de la place

Si l’on observe attentivement la place des Cornières, on remarque une composition rigoureuse : place rectangulaire, dimensions harmonieuses, axes perpendiculaires menant vers les portes principales du village. Cette organisation rigoureuse n’est pas le fruit du hasard : elle répond aux règles édictées lors de la fondation en 1271 par Raymond VII, comte de Toulouse, reprises dans nombre de bastides de Gascogne et d’Agenais (BSNAF 1994). Ce plan quadrillé permet :

  • un partage égalitaire des lots (les « casaux »),
  • un accès facilité aux espaces de commerce et de justice,
  • une circulation aisée des habitants,
  • une gestion claire de la propriété et des échanges.

Les dimensions standard sont caractéristiques : la place de Tournon mesure environ 48 x 36 mètres, une ampleur rare pour un village de cette taille, comparable à la place de Monpazier (50 x 45 m), autre bastide majeure de la région (Association des Bastides du Lot-et-Garonne).

Les Cornières : arcades, usages et symbolique

La principale signature architecturale des places de bastide réside dans ses « cornières », autrement dit les galeries formées par des arcades reposant sur des piliers de pierre ou de bois. À Tournon-d’Agenais, les quatre côtés sont pourvus d’arcades : ce dispositif offrait, dès le Moyen Âge, un abri aux commerçants, marchands ou artisans, protégeant chalandise et victuailles du soleil et de la pluie.

Les cornières présentent plusieurs caractères :

  • Alternance d’arcades en ogive et en plein cintre, traduisant à la fois différentes phases de construction et l’influence de l’architecture romane et gothique.
  • Piliers massifs en moellon de calcaire local, parfois en brique, selon les parcelles.
  • Superposition d’étages résidentiels : chaque arcade supporte une maison, aujourd’hui encore utilisée comme habitation ou commerce.

Ce modèle d’utilisation des cornières révèle un aspect profondément social : au-dessus de la boutique (la « boutique basse »), la famille commerçante vivait — l’espace privé se superposant à l’espace public et marchand, formant ainsi une véritable unité de vie et de travail (Inventaire Nouvelle-Aquitaine).

Des usages médiévaux à la vie d’aujourd’hui : dynamisme séculaire

La place des Cornières n’était pas qu’un lieu de passage : elle concentrait les fonctions essentielles de la ville neuve médiévale :

  • Marchés hebdomadaires : établis dès la fondation — la charte de 1271 accorde à Tournon un marché régulier, tradition perpétuée jusqu’à aujourd’hui.
  • Justice et délibération : la maison de ville (actuel hôtel de ville) ouvrait sur la place, lieu où s’exerçaient la justice locale et où se prenaient les décisions communautaires.
  • Manifestations collectives : fêtes, processions, réunions des corporations et des confréries rythmaient la vie communale, autant d’occasions d’occuper et d’embellir la place.

Dès le XVI siècle, l’apparition des consuls (magistrats municipaux) et la modernisation des façades témoignent d’un dynamisme persistant, la place évoluant sans perdre sa vocation de lieu de centralité (Olivier Guichard, "La bastide et la ville nouvelle").

Architectures, matériaux et mutation au fil des siècles

L’aspect homogène de la place des Cornières à Tournon-d’Agenais est en réalité le fruit d’évolutions successives :

  • Moyen Âge : structures à pans de bois, remplissage en torchis, puis progressivement adoption de la pierre calcaire pour la solidité et l’esthétique.
  • XVII-XVIII siècles : refaçades classiques, encadrements de fenêtres modifiés, adaptation aux goûts nouveaux sans rupture du plan initial.
  • XX siècle : restaurations, apparitions de décors floraux sur les arcades, poursuite de la fonction commerçante (restaurants, boutiques locales).

L’usage de la pierre locale n’est pas seulement une question de disponibilité : il ancre la bastide dans son terroir, chaque maison se détachant par les nuances du calcaire, du grès ou de la brique selon la richesse ou l’ancienneté de la famille propriétaire.

La place des Cornières dans le contexte des bastides du Sud-Ouest

Si Tournon-d’Agenais présente une place particulièrement bien conservée, elle s’inscrit dans un vaste mouvement urbain. Entre 1222 et 1370, près de 400 bastides ont vu le jour dans le Sud-Ouest, du Gers au Lot, de la Garonne jusqu’aux contreforts du Massif central (Cahiers des Bastides). Leur grande majorité reprend ce schéma :

  • Une place centrale ouverte — symbolisant la liberté nouvelle des habitants par rapport aux villes féodales encaissées autour d’un château.
  • Des cornières organisées pour abriter marchés et foires.
  • Une halle (souvent disparue) au centre ou sur un côté de la place.
  • Un réseau de rues parallèles et perpendiculaires (« carré bastidaire »).

À Tournon, si la halle n’existe plus, quelques traces subsistent — ancrages de poutres sur certains piliers, légendes locales évoquant d’anciens marchés couverts et les passages secrets reliant la maison consulaire à la place.

Un espace vivant entre patrimoine et modernité

Aujourd’hui, la place des Cornières demeure le cœur vivant de Tournon-d’Agenais, accueillant encore des marchés, des concerts estivaux, des brocantes et des animations culturelles, tout en étant un exemple concret de la manière dont l’architecture médiévale influence encore nos façons de vivre et de partager l’espace. Les cornières abritent cafés et restaurants, perpétuant le génie médiéval qui voulait que tout, dans l’espace public, soit à la fois esthétique, pratique et inclusif.

À travers siècles et usages, la place des Cornières incarne ainsi l’intelligence des bâtisseurs médiévaux dans la conception de lieux à la fois structurants et vivants, où chaque pierre raconte l’histoire de la bastide et de ses habitants.

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